Le téléphone
- Valentine Birnbaum
- 17 avr. 2020
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 30 oct. 2020

Le téléphone sonne et la peur commence à monter. Je sais pertinemment que l’appel est pour moi, je sais pertinemment qui en est l’auteur et pour quelle raison il appelle ici. C’est l’heure, et c’est maintenant que tout se joue. Alors comme que je peux, je m’accroche aux bras de ces quelques secondes que m’autorise le déni et prétend, plus à moi-même qu’aux filles qui m’entourent, que j’ignore comme elles l’originaire de cet appel. Je sens mon corps se crisper et mon regard plonger sur le plancher. Mon rythme cardiaque s’accélère et tandis que je m’efforce de cacher toute attitude qui trahirait ma culpabilité, la paranoïa inonde ma perception. Les quelques regards que je croise me semblent avoir découvert la supercherie et je crains être démasquée. Alors je prends brutalement conscience que ces secondes de flottement sont certainement les seules qui me rattachent encore à cette vie. Je réalise qu’est finalement arrivé le point de rupture où plus aucun retour n’est désormais possible.
Je comprends que l’instant précis où l’on décrochera ce téléphone, signera l’anéantissement de cet univers étrange qui fut le mien ces cinq dernières années. Il sonnera mes adieux à ces visages que j’ai toujours connus, à ces amies qui m’ont chaque jour sauvée, à ces âmes d’anges prisonnières d’un pacte avec Satan. Je quitterai ce monde souterrain, où réside le trésor secret des non désirés, où subsiste la flamme brûlante des marginaux et s’accumule l’amour de tous ceux qui ne peuvent pas être aimés ailleurs. J’abandonnerai toutes ces ombres qui travaillent la nuit pour échapper à la pénombre, toutes ces voix qui explosent de rire dans un décor trop sombre, tous ces corps qui se vendent ivres pour ne plus sentir les remords, toutes ces chairs qui semblent crier « envie » mais dont la peine dévore. Je ferai mes aux revoir au refuge de tous ceux dont la vie n’a pas su trouver une place plus accueillante, à l’auberge des enfants que la rue a abimés en chiens enragés.
La sonnerie du téléphone continue de retentir. Le reste des filles, encore à moitié nues et luisantes de transpiration accourent à toute vitesse dans le salon pour se réunir en un cercle très approximatif, comme à chaque fois, sans se douter que justement cette fois, tout sera différent. Cette fois, le speech classique de Claude ne transpercera pas ses lèvres usées pour atteindre les oreilles de son interlocuteur, et sa voix ne résonnera pas non plus dans toute la pièce tandis qu’elle désigne une élue pour un rendez-vous. Cette fois, aucun visage ne se crispera de dégout ni se détendra de plaisir à entendre le nom du client et aucune moquerie ne sera lancée ni aucune compassion consentie à la voisine. Non, après cet appel, tout sera différent. Après cet appel, nous ne nous précipiterons pas pour nous préparer dans la grande salle de bain, nous ne nous bataillerons pas pour avoir une place dans le grand miroir. Nous n’échangerons pas nos mascaras et nos hauts de lingerie entre nous comme on a l’habitude de le faire. Nous ne fumerons pas non plus notre clope en nous acharnant sur la satanée cafetière qui fonctionne à peu près une fois sur deux. Nous ne nous réjouirons pas de ces infimes instants qui nous séparent d’un prochain client et qui nous rapprochent des filles qui attendent comme nous. Après cet appel, nous ne ricanerons probablement pas des pratiques que les habitués osent nous demander, et nous n’en viendrons pas comme le veut la coutume, à fantasmer sur le beau Patrick qui a su faire jouir la plupart d’entre nous lors de ses séances enflammées. Nous ne nous accosterons certainement pas sur le bord de la grande fenêtre qui nous sépare du monde civil et nous ne jouerons probablement pas à imaginer la vie des passants qui déambulent tout en blaguant à propos de leur allure. Parce qu’après cet appel, absolument tout sera différent, pour elles comme pour moi. Et j’en suis si navrée. Mais si j’avais pu faire autrement, je jure que je l’aurais fait. J’aurais trouvé un moyen de m’arranger, de ne pas les mêler à tout ça. J’aurais essayé de négocier, de payer, de pactiser ou même de me sacrifier. Si j’avais pu faire autrement, j’aurais tout fait pour essayer de les protéger.
Et à cause de moi maintenant, aucun de tous ces sourires ne conservera cette lueur impénétrable que seules les années dures savent forger, aucun de ces parfums si insensés n’entretiendra l’odeur du vice entre les murs des chambres délabrées, aucun de tous ces regards provocateurs ne perpétuera l’atmosphère aguichante qui règne depuis si longtemps dans le salon que les tapisseries en sont incrustées.
Le téléphone continue de sonner, il ne reste qu’un instant de vacillement avant que l’on ne décroche et que le sol s’effondre pour nous toutes. C’est la fin mes amies, oh si j’avais pu vous dire à quel point je suis désolée. Si j’avais osé vous raconter depuis le début tout ce qui s’était passé, tout ce qu’il avait pris de ma vie, toutes les horreurs que j’ai subies et le choix qu’il m’a forcé à faire pour ne pas mourir aujourd’hui... Si j’avais eu le courage d’affronter vos yeux mes amies, et leur avouer que je vous ai condamnées. Et si seulement j’avais l’espoir que vous trouveriez un jour l’amour de me pardonner. Et si seulement il vous restait suffisamment de temps à vivre pour le faire...
La sonnerie résonne encore dans le brouhaha silencieux d’une atmosphère impatiente dont le contraste me saute aux oreilles tandis qu’il semble imperceptible à celles qui m’entourent. Impassibles, aucune fille ne s’approche du combiné car seule la matrone prend les appels de la maison. Claude sort enfin de la cuisine, lassée, comme à son habitude. Elle marche vers sa cible d’un pas légèrement précipité mais surtout ennuyé. De toute façon avec Claude, quand on la dérange pendant qu’elle mange, elle est toujours ennuyée. Et tandis qu’elle se fraie un chemin entre les jambes interminables de ses employées, son regard se fixe sur l’objet bruyant et un soupir d’exaspération sort de sa bouche. Pendant ce temps, mon coeur à moi palpite à toute allure et ma respiration s’intensifie à mesure que la vieille se rapproche de la commode. Je sens la fin arriver et le temps s’étaler, chaque seconde étire un peu plus mon anxiété dans son extension et je sais que je vais exploser. Je redoute le moment où Claude entendra sa voix à lui, où la peur envahira son corps à elle, et qu’elle me fixera, le combiné à la main et le visage pendant de terreur. Parce qu’elle aura compris que je l’ai trahie, que j’ai trahi la seule famille que je n’ai jamais eue.
Image par image, comme dans un film en slow motion, je vois le mouvement de la main de Claude se rapprocher dangereusement du téléphone. Ses doigts ne sont plus qu’à quelques centimètres du détonateur de ma bombe nucléaire et sa peau effleure l’amorce qui déclenchera la guerre de mon monde et l’apocalypse de ma vie. Elle décroche. Mon souffle se coupe. Il lui parle. Et après une poignée de secondes interminables, elle se retourne enfin et dit : « Rendez-vous avec monsieur Edwin à 10h Kristina, habilles-toi ! ». Fausse alerte, je soupir.
Valentine Birnbaum
du 17 au 21 avril 2020, Montpellier
| Photo © Valentine Birnbaum, 2020, Paris - France
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