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Restaurant Chinois

  • Photo du rédacteur: Valentine Birnbaum
    Valentine Birnbaum
  • 25 juin 2022
  • 6 min de lecture

[Extrait du roman Soläl]

| Illustration © P'tit Doda, 2022

La porte du restaurant s’éclate contre le mur et s’encastre comme un boomerang dans la serrure. Tous les regards fixent Soläl, raide devant l’entrée, intégralement trempée de sueur et de pluie. Elle dévisage une à une, chaque personne de la salle avec des yeux noirs de provocation et se dirige vers la caisse les bras ballants. Ses chaussures en cuir noir dégorgent sur le carrelage l’eau qu’elles ont absorbée sous le déluge. Ses yeux sont épuisés et pourtant ils transperceraient un mur avec la rage qu’ils dégagent. Les nœuds dans ses cheveux la coiffent d’une couronne ébène qui illumine son visage blanchit par le froid et la fatigue.

Soläl se poste devant le comptoir du fast food, son bras droit avachi contre mur perpendiculaire et son attention se déconnecte du monde. Ses yeux fixent le vide et se branchent à une dimension invisible qui fait couler son énergie dans ses rêves brisés. Elle semble inerte, accrochée dans le temps comme suspendue à elle-même. Le serveur doit l’appeler plusieurs fois avant que sa voix rauque n’atteigne l’univers dans lequel elle est abandonnée. Soläl secoue alors la tête pour reprendre conscience et ses yeux cherchent dans tous les sens un point d’ancrage où y sceller son attention.

« Votre commande est prête mademoiselle »

Elle attrape son sachet de ravioli, rapide comme une araignée qui propulse sa toile et replonge aussitôt sa tête dans sa poitrine. Camouflée sous ses épaules, elle s’installe à une table au bord de la fenêtre. Dehors il pleut à torrent et seule la lumière verte du restaurant résiste à l’obscurité qui envahit le quartier. Le visage de Soläl a changé depuis qu’elle est assise. Ses narines se sont retroussées et ses sourcils rapprochés. Comme une bête au-dessus de sa nourriture, elle enserre son plateau en gonflant les épaules et le dos. Sa respiration s’amplifie à chaque inspiration et sonne comme le souffle d’un buffle enragé. Elle bouillonne. L’injustice de sa situation la frappe avec un bâton enflammé qui allume ses braises à chaque coup porté. Ses pupilles dilatées clignent nerveusement sur elles-mêmes et ses veines grossissent à force de tension dans ses mains.

Un client ouvre la porte d’entrée et par réflexe, elle lui plante ses yeux tranchants dans les siens. Alors de ses doigts, elle saisit son propre visage et le secoue frénétiquement pour se raisonner. Mais ses tentatives sont vaines et ses jambes s’impatientent, sa rage monte et elle est impuissante. Des larmes coulent de ses joues tandis qu’elle se bat avec elle-même intérieurement. Elles expulsent la violence qu’elle subit dans son propre corps, la douleur que sa rage lui impose. Ferrée à l’intérieur de ses organes par une émotion qu’elle génère elle-même. Son rêve est brisé en mille morceaux. Mort avant même d’être né. L’argent lui manque, encore et elle ne peut rien y faire. Sa classe sociale ressert chaque jour sur elle un cran de son étau. Le moindre mouvement qu’elle essaie de jouer la ramène irrémédiablement à cette réalité. Elle est pauvre et les pauvres n’ont pas le droit de rêver. Soläl hurle en silence un cri de désespoir, un appel au secours, son ventre s’enflamme mais elle n’a pas d’extincteur. Elle s’immole sur place, et dehors ni la pluie nocturne ni les murs éclairés du restaurant n’entendent sa détresse et son visage impassible s’efforce de cacher la réalité du combat qu’elle mène avec elle-même.

Une sirène retentit. Peut-être que la pluie l’eut entendue finalement. Une voiture de police se gare dans la ruelle. Les gyrophares scintillent dans l’obscurité et leurs couleurs redonnent de la gaieté à la scène. Trois hommes armés en tenue sortent des portières et Soläl les fixe. Son visage s’est de nouveau transformé. Elle repousse ses raviolis et se lève. Ses bras tremblent et son cou se contracte par à-coups aléatoires. Elle se dirige vers l’entrée. Les hommes entrent et Soläl leur bloque la route. Elle reste statique face à eux, plantée comme un clou au sol. Un flash de conscience lui rappelle qu’elle n’a aucun plan mais ses jambes l’empêchent de changer d’avis. Les trois policiers examinent de bas en haut la perche figée devant eux.

« Vous avez le droit d’être là mademoiselle ? »

Soläl se met à les insulter avec ses yeux et ses sourcils leur crache dessus. L’homme de droite comprend son langage et avance un pied vers elle qu’il recule à cause de son collègue qui le bloque. Ce dernier s’adresse à lui :

« Doucement, doucement, mademoiselle va nous montrer son permis de circulation ».

Un éclair foudroie le visage de Soläl et sa conscience est dès lors court-circuitée par ses réflexes. Alors elle contracte sa tête jusqu’à toucher sa taille et plonge dans l’espace entre l’aisselle et le coude de l’homme en face d’elle. L’homme n’a pas le temps de réagir que Soläl projette ses bras en ailes d’oiseau, le mouvement fracasse la côte gauche de l’homme et frappe la taille du policier de droite. Celui-ci tombe à terre et celui du milieu se recroqueville de douleur. Soläl dégueule un cri de guerre avant de s’étaler sur le sol avec l’élan. Le troisième policier se jette sur elle mais elle lui attrape les cheveux et lui assène des coups de genoux dans la poitrine. L’homme gémit de douleur. Il a tout juste le temps de sortir un tazer de sa poche et d’électrifier Soläl dans le cou. Elle s’écroule au sol, sa tête se fend sur le carrelage et du sang coule de sa tempe. C’est à ce moment qu’elle réalise ce qu’elle vient de faire. Elle contemple la scène en contre plongée, sur le ventre, paralysée. Sa conscience s’éloigne et ses réflexes aussi.

L’homme de droite se relève et écrase son genou sur le dos de Soläl, il lui arrache les bras du sol et les menotte. Il empoigne ensuite sa nuque et la tire vers lui.

« Tu fais moins la maligne là »

Mais les yeux de Soläl ne réagissent pas, comme s’ils baignaient dans le blanc d’un œuf cru. Un voile l’isole du monde qui l’entoure et ses sens ne reçoivent plus les informations qui la percutent. Sa transmission est mise sur pause. Morte mais vivante.

Le policier lâche la tête de Soläl qui rebondit sur le sol dur. Le choc frappe un tambour sourd dans le fond du crâne de la jeune femme et elle perçoit à peine la chute de son corps. Les ondes de l’impact résonnent à l’intérieur de son cerveau et font vibrer le peu de cellules encore en veille. Alors un nerf se contracte et reconnecte la conscience de Soläl au courant. Le murmure de son souffle lui parvint aux oreilles et les grains de poussière du sol apparaissent nets devant ses yeux. Une énorme douleur la matraque entre le front et l’arrière du crâne par pulsations incessantes. Elle perd connaissance à chaque fois qu’elle retentit à l’avant et sa faiblesse l’incite à se protéger dans un sommeil profond. En un instant, ses lèvres s’ouvrent sans effort et sa bave suinte sur le sol. Le flic ramasse d’une main la jeune femme et une fuite de sang dégouline sur le carrelage.

Le restaurant est figé dans sa consternation. Les bouches se sont arrêtées en pleines mastication et observent la scène depuis le début. Le caissier n’ose plus bouger et seul le crépitement du néon vert s’aventure à perturber la tension de l’atmosphère. Les policiers se regardent et le calme élargit leur champ de vision aux témoins tout autour. Le sang de Soläl contraste avec la couleur bouteille de la pièce, on ne voit plus que ça. Ils comprennent que leurs gestes sont observés, alors le policier empoignant Soläl déplace ses prises de main et soutient la femme avec plus de décence. Il s’adresse ensuite à ses collègues :

« On l’embarque directement au poste, je sais pas ce qu’il lui a pris à celle-là »

Puis à son public :

« Messieurs dames, bonne soirée.

- Attend que je commande quand même

- Non, on mangera plus tard. Elle a l’air de saigner beaucoup là ».

Le chef sort du restaurant, Soläl dans les bras et suivi de ses collègues. La porte de l’entrée claque violemment dans le silence et clôture ce spectacle macabre, laissant gire sur le carrelage le sang chaud du combat salit d’eau de pluie. Les trois hommes installent Solal à l’arrière de la voiture et l’attachent pour qu’elle ne tombe pas.

Le moteur de la voiture démarre sous les trombes et alors seulement, les bouches du restaurant reprennent leur mastication. Le caissier attrape une éponge et il nettoie les taches du sol comme il nettoierait ses tables.







| Texte © Valentine Birnbaum, 2021, Nouvelle - Calédonie

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