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Poussière d'étoile

  • Photo du rédacteur: Valentine Birnbaum
    Valentine Birnbaum
  • 14 janv. 2021
  • 8 min de lecture

Le ciel étouffe ses dernières lueurs de printemps sauvage et laisse s’échapper les cris des oiseaux assoiffés de répit. J’entends l’atmosphère se rompre un peu plus à chaque coup d’éclair et les nuages accourent devant les montagnes au premier qui touchera son sommet. J’observe la vie s’agiter devant mes yeux comme si je n’étais qu’un fantôme, un éventail transparent au regard du monde auquel il appartient. Je n’ai plus de but à mon existence, plus de conviction qui attise ma raison, plus aucun espoir qui réchauffe le vide qui s’éprend de mon corps. Alors c’est ainsi que se termine une histoire qui n’a pas eu le temps de souffler ses premières bougies. Alors c’est ainsi que l’on ressent l’herbe coupée sous le pied, qu’on arrache la fleur qui n’a pas eu le temps de pousser, qu’on subit le deuil d’un mort-né. Ma vie ne se construisait pas sur un seul socle, mais je croyais avoir dénicher une nouvelle source d’air frais. Une rivière d’eau pure qui m’alimenterait ces prochaines années. Je ne sais pas même ce que je devrais ressentir, mes sens sont morts, ils s’en ont allés avec le fils que l’on m’a enlevé.


Mon corps est inerte, il ne peut plus supporter de vivre sans celui qu’il a tué contre son gré. Le vent frisonne dans mes oreilles et berce mes cheveux trop las pour se supporter seuls. Je ressens sa fraicheur sur ma peau et c’est ce qui me confirme que je suis encore vivante, le monde me touche encore. Alors des larmes d’effroi bousculent le barrage de mes yeux et coulent à flot sur mes joues livides. Je pleure de tout mon corps, de toute mon âme tellement la douleur m’assaille en plein dans l’estomac. Je ressens, je ressens comme un animal qui souffre d’une balle dans le corps et qui voit sa vie quitter son organisme. Je me vois partir. Comme un dernier sentiment de vie, tout explose, ma tête bourdonne et mes bras sont lourds, si lourds qu’ils pourraient se décrocher de mes épaules si le vent les brusquait un peu trop violemment.

Et d’une passivité affligeante mes jambes se laissent tomber au sol sans réflexe pour les retenir. Je ne suis plus fonctionnelle et je le sais. La douleur est trop puissante pour mon âme et je périrais de ma peine. L’hémorragie de mon cœur est non opérable, mon fils est mort et je n’ai rien pu faire pour le sauver. Mon fils est mort avant d’avoir vécu. Mon fils est mort avant que je ne l’ai connu.

Je suis seule. Si seule, délaissée par un enfant que je n’ai jamais rencontré. Par une personnalité que je n’ai même pas approchée. C’est la vie elle-même qui m’a abandonnée en tuant mon espoir d’engendrer. Et je ne me rendais pas compte de l’histoire que je partageais avec elle avant qu’elle décide de me quitter. Impuissante, je la vois partir de mon for intérieur laissant s’échapper comme preuve de son passage un torrent de larmes sur ma peau flétrie et fatiguée. Même l’eau me quitte.

Je suis au sol maintenant je crois, les jambes pliées sous mes cuisses je n’arrive toujours pas à percevoir leur poids ni leur position. Tout est mort en moi, tout est vide, mes sens sont annihilés de leur fonction et cette légèreté me pèse si lourdement. « L’insoutenable légèreté de l’être » comme en parle Kundera n’est rien d’autre que le sentiment de mort, ne rien ressentir, ne rien éprouver c’est être mort. Et je sens la mort s’emparer peu à peu de mes membres et de mes organes. Mais je n’ai pas la force pour l’empêcher d’agir, je n’ai plus le courage d’affronter encore un combat. Qu’elle gagne, qu’elle me gagne je suis tout à elle, je n’ai plus rien à faire sur ce monde qui ne veut plus de moi.

J’essaie de penser à l’avenir mais rien se dessine dans mes projections mentales. Alors je pleure encore, d’une vérité que je n’arrive pas encore à exprimer. Je vide des larmes qui n’expriment pas encore complétement leur message et je les laisse déferler sans effort au poids de la gravité. Je n’ai plus la force de les retenir ni de les apprivoiser. Je ne pense plus à rien, mon cerveau est trop fatigué pour construire la moindre image de réflexion. Je ne pense même pas à lui, cet effort est trop dur pour moi. Non je laisse mes émotions s’emparer de moi elles savent ce que je ne sais pas encore. Elles maîtrisent une situation trop violente à ma compréhension, trop forte à mon inexpérience.

Je suis déconnectée du monde qui m’entoure, le vide s’empare de l’espace et du temps, et au milieu de rien je ne suis plus qu’une partie insignifiante de l’univers soumise aux contraintes de lois physiques qui régissent. Je n’ai plus d’être, je n’ai plus de valeur, je n’ai plus d’envie, je n’ai plus de besoin, de sensation ni de pensée. Je ne suis plus. Le monde m’a achevé et mon corps respire une conscience morte. Je subi. Mais c’est bon. Je peux enfin me décharger de ma propre responsabilité, mon corps s’occupe de moi à ma place, je crois. Il me prend en main comme un ami lors d’un deuil et je le laisse décider de ma survie en confiance aveugle avec les décisions qu’il prend pour nous.

Je n’ai plus d’énergie, la mort de Lujeka m’a détruite aussi ardument qu’une douleur physique. Mon corps lutte pour survivre et le moindre effort à privilégier doit servir mes soins. Je n’ai plus d’énergie, ma réserve a été percée par la peine et le flux s’écoule comme du sang à travers des veines. Alors mon cerveau reptilien se charge des zones à conserver, il s’occupe des fonctions à préserver. Je suis las, je ne pense plus, n’agis plus, ne ressens plus car je n’ai plus suffisamment d’énergie pour alimenter ce qui ne m’est pas vital. Je lâche des larmes toxiques pour évacuer de mon corps le poison qui cause ma perte.

Je n’ai aucune idée du temps qui passe, ni des changements qui se sont produits depuis que je suis là. Je regarde la terre à mes pieds qui virevolte aux coups de balai de la brise et je me souviens que nous sommes des poussières d’étoiles. Alors je pense à lui, et les larmes me crispent de douleur. L’anesthésie de mes sens n’est pas suffisante sur du long terme, et mon corps me shoote à chaque crise qui touche la plaie de sa mort. Il me faut de la morphine pour apaiser la douleur qui me tue, et tandis que je me vide de toute cette eau je réalise que pleurer me fait du bien. Pleurer me calme comme une injection de tranquillisant chez un grand brûlé. Mon corps me fait sécréter un antidouleur dès que je ressens car ma blessure est à vif et la plus fine des caresses sensorielle suffit à me foudroyer. Ma peau est à vif, je suis à vif, je suis si vivante que les sensations me terrassent de leur intensité, tout est décuplé et impossible à soutenir. Mon champ de réception s’est élargi et le seuil de ma perception s’est abaissé, un effleurement sensoriel a maintenant l’effet d’une râpe sur ma peau. Je sens physiquement la peine sur mon corps comme si ma sensibilité s’était transformée en récepteur de douleur, en paratonnerre de supplice. J’attire l’agonie, mon corps n’est plus un réceptacle de sensation mais un canal de torture. La vie est trop dure à supporter alors il m’anesthésie d’un peu de mort pour soigner la souffrance qu’elle me cause.


Alors je me remets à penser. Il est lui aussi une poussière d’étoile, et peut-être que ses particules retourneront dans le cycle éternel de l’univers. Je tombe à terre, l’association de lui et d’une particule me fait trop mal. Il n’est plus un corps vivant. Il n’est plus qu’un assemblage de particules qui se décomposeront d’ici peu. Je hurle un cri des profondeurs abyssales de mon ventre. Je crois que je vais vomir de ce réflexe de contraction, mon ventre convulse et ma bouche grande ouverte est tétanisée. De la bave coule sur mon menton je n’ai pas la force de lutter contre ces tensions musculaires et je reste dans la position de désespoir, attendant mon sort, attendant que quelque chose sorte de mon corps, attendant que la mort me dépossède. Alors j’attends passivement comme une boulimique les doigts dans la gorge, j’attends que mon instinct animal se réveille et intervienne pour me faire cracher.

Mais rien d’autre ne sort que des larmes, de la bave et cette envie de vomir qui, au moins me fait mal ailleurs. Je ressens la douleur d’une autre manière, bénigne, elle m’apaise tant qu’elle n’est pas tournée vers son image à lui. Comme quoi on peut même en arriver à apprécier une douleur quand elle nous évite d’en ressentir une bien pire. Je m’allonge sur le dos et j’inspire une bouffée de l’air qui me chatouille depuis tout à l’heure. Il est le seul à ne pas m’avoir abandonné, à avoir continué à m’alimenter. Mes poumons respirent en silence ce baume qui me maintient en vie. Je n’ai plus de larmes à pleurer, ni plus d’énergie à dépenser. Je reste sur le sol, impassible, observatrice de ce qui m’entoure, je suis désensibilisée à force de décharge trop puissante et plus rien maintenant ne peut exciter mes sens. Je suis de nouveau un animal sans conscience et je n’ai plus rien à perdre car je suis déjà morte. L’environnement qui m’accueille n’est plus acquis, je ne suis plus le centre de mon monde car je ne suis plus.


Mes sens se laissent aller sans contrôle de mon être qui est éteint et ils retrouvent une passivité saine. Je ne suis plus qu’un élément de ce monde et mon existence n’importe plus puisque je n’existe plus. Oui, je vis dans un monde où je n’existe plus. La pesanteur de mon corps est si légère qu’il s’envole à la même vitesse qu’il s’enfonce. Je suis en paix. Je pense à son image qui réapparaît devant mes yeux. Un petit bébé enveloppé dans un linceul en coton bleu pastel. Ses yeux fermés qui ne se seront jamais ouverts. Ses petites mains si fines et si froides, si fragiles et si douces. Son doux visage d’amour impossible.

Il me reste des larmes finalement, elles s’écoulent sur les côtés de mon visage et délicatement contournent mes oreilles pour se jeter sur mon cou. Je me crispe à nouveau sur le côté droit, une crampe me repli sur moi-même et la douleur de cette pensée trouble mon visage. Je me laisse rouler sur le côté, les gouttes me tomber sur le nez et mes bras m’enlacer de toute leur force. Et lorsque que la crampe s’est assagie, je pose les yeux autour de moi. Purgée, la peine sort peu à peu de ma trachée. Je reste là, dans la même position, à contempler la vie sous un autre angle. J’observe sans agir, car je ne peux pas et alors je découvre la quiétude de la mort. Le calme d’une vie sans le brouhaha de mon moi, sans les cris incessants de mon égo, sans le bruit épuisant de ma conscience qui parle à longueur de journée. Je l’ai débranchée car je n’ai plus l’énergie pour l’alimenter et s’impose à moi une douceur d’esprit comme le retour au silence après un concert acharné. Je pense à lui. Il est ma poussière d’étoile, il est parti avec mon moi. Je le lui ai offert pour qu’il ne sente pas seul, jamais. Et le silence de mon être, c’est le cadeau que lui m’a fait.


Valentine Birnbaum


| Photo © Valentine Birnbaum, 2020, Gouaro Déva, Nouvelle - Calédonie

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