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Seuil critique

  • Photo du rédacteur: Valentine Birnbaum
    Valentine Birnbaum
  • 2 janv. 2021
  • 5 min de lecture

Son influence l’exaspérait. Elle sentait que sa sœur avait du pouvoir sur ses décisions et c’était chose qu’elle avait du mal à accepter. Elle voulait se dissocier de la voix de celle qui avait trop de puissance dans les mots qu’elle exprimait. Mais peu importe la volonté qu’elle y mettait, à chaque fois qu’elle les retrouvait confronter à son regard, à son intonation, à son mépris, toute sa conviction volait en éclat. Elle remettait à douter de tout ce qu’elle tenait pour acquis, elle vrillait de sa certitude à l’absence complète de connaissance. Et elle se contemplait avec impuissance agir automatiquement dans cette voie sans qu’elle ne put consciemment agir sur quelconque aspect de la situation. Elle tentait en vain de se départir de cette dépendance, de se rebeller contre cette destinée tragique, de s’affirmer contre cette fatalité, mais comme une drogue à laquelle on tente misérablement de fuir, le corps rattrape toujours la corde avant la conscience. Et son action si faible et si fragile n’a que peu d’influence sur une attraction psychologique ancrée. Elle se sentait démunie de toute action, risible de tout pouvoir et c’est cette observation qui l’accablait plus qu’autre chose. Il faudrait accepter ce qu’on est incapable de changer. Oui mais.

Oui mais dans cette histoire la volonté peut jouer. Peut-être trop peu au début, petit à petit elle pourrait accroître sa puissance et un jour qui sait, dépasser le seuil critique du changement obligatoire. Peut-être est-ce une rébellion en soit que de déjà désirer, oser espérer un changement. Peut-être est-ce le premier pas vers ce changement lui-même. Peut-être qu’avec un peu d’entrainement, avec une détermination et une endurance travaillée, cette pensée, cette volonté timide, ce désir discret osera -t-il prendre un peu plus d’ampleur. Peut-être que sa force grandira comme un feu qu’on entretient. Et peut-être qu’un jour ses flammes seront suffisamment grandes pour brûler ce qui est consumable et réchauffer les corps épuisés de la tâche.

Aicha y croit et c’est là sa seule source d’énergie. Elle est patiente, car elle ne peut pas être autre chose. Elle n’a pas la force suffisante pour faire autre chose qu’attendre. Attendre que sa réflexion mijote, attendre qu’elle boue jusqu’à ce que ses arômes titillent les narines de sa conscience. Jusqu’à ce que l’odeur alléchante lui donne faim. Faim de changement, faim de ce changement. Et lorsque physiquement elle ressentira le besoin de manger, le gargouillement dans son estomac, l’impatience du changement, le handicap quotidien de l’inertie de la situation elle agira. Elle s’activera car elle n’aura pas le choix. Elle s’écoutera puisque ses besoins primaires le lui demanderont. Puisque sa faim de mouvement lui crispera les entrailles et sa peur de l’immobilité lui stimulera les muscles.

Ce jour-là, elle changera parce qu’elle aura besoin de changer. Parce que les humains attendent de se trouver face à une situation où le changement est indispensable à la survie de l’organisme pour se mettre à l’action. Ils préservent leur énergie physique tant qu’ils peuvent trouver un mécanisme d’évitement. Parce que fuir le problème est plus économique et efficace sur le moment que de l’affronter. Mais l’humain ne calcule pas sur le long terme. Il se satisfait de la récompense que lui sert le plaisir immédiat. Il se conforte dans une situation qu’il connait bien car elle lui est plus facile d’être appréhendée. Pour que le curseur penche au-delà du seuil où le changement est nécessaire, il faut de nombreuses étapes préalables.

Il faut que la stratégie sortante se retrouve inadaptée dans trop de situations quotidiennes pour que l’individu ne puisse plus se fier à celle-ci pour appréhender son environnement. Il faut qu’elle le handicape sur des sujets de plus en plus prenant pour que l’absurdité de la dépense énergétique jaillisse à la lumière. Comme nos stratégies politiques, il faut le temps nécessaires et les preuves suffisantes pour démontrer qu’une récompense immédiate est rarement compatible avec une récompense sur le long terme. Qu’une action d’évitement satisfait immédiatement l’angoisse d’un problème existant mais que du fait de cette fuite, le problème n’est pas réglé et que de cette façon il est condamné à se reproduire. À la longue, la répétition de la confrontation avec un problème, appréhendé toujours de la même manière, c'est-à-dire par la fuite, entraîne une dépense énergétique bien plus abondante que celle de dépenser une dose importante d’effort pour régler le problème. Le ratio court terme long terme est trop divisé selon la perception des conséquences qu’en tirent les individus. Un individu touché personnellement par une situation aura tendance à préférer se concentrer sur les résultats de court terme qui impliquent un changement à l’échelle de sa vie, de ses proches, qui impliquent une réponse concrète à une demande. De l’autre côté, les individus non affectés sur le front par une situation auront tendance à contempler la situation sur une échelle de plus long terme. Ils agrandiront l’échelle pour y percevoir le point où leur vie personnelle sera impactée par le problème. Moins ils sont touchés, plus l’échelle sera grande.

Nous avons besoin de nous sentir directement concernés par une situation pour qu’elle touche nos sens et provoque en nous une envie de changement, une volonté d’agir. Mais concerné n’est pas suffisant, il faut que la situation provoque un danger pour notre intégrité. Que l’on puisse y observer un seuil critique à ne pas franchir ou qui est déjà franchi pour le bien-être de notre survie. Et quand ce seuil est franchi, nous passons à l’action. Le seuil est différent chez chacun et c’est la raison pour laquelle nous n’agissons pas pour les mêmes choses au même degré d’intensité. Nous ne nous sentons pas concernés par les mêmes problèmes parce qu’ils ne visent pas les mêmes personnes au même niveau. Nous attendons tous que notre seuil critique soit franchi pour agir, pourtant nous savons pertinemment reconnaître l’instabilité d’un comportement. Il est juste plus économique pour nous de fuir tant que ce seuil n’est pas franchi. Et l’expérience rentre en jeu à cet instant.

L’expérience facilite la reconnaissance d’un problème et stimule le corps à agir plus vite que les premières expositions. Elle abaisse le seuil critique du changement comme un vaccin qui laisse sa trace au premier passage. La mémoire de l’expérience permet au corps de s’adapter plus facilement et plus rapidement à des indicateurs internes ou externes d’inadaptation. Le corps change à la limite même ou cette inadaptation se transforme en pathologie. Il agit au dernier moment pour éviter que le néfaste s’impose. Ainsi, il agit uniquement en phase critique, à des moments de vacillements extrêmes entre le normal et le dangereux.

C’est à ces moments que nous sentons la vie, que nous sentons l’absurdité de nos actes et comportements mais surtout que nous réalisons la dangerosité du palier où nous nous trouvons. La peur de soi-même, de l’ivresse du danger, la peur du vide qui prend conscience du danger que nous sommes pour nous-même à nous diriger vers le précipice. Une bouffée d’adrénaline nous inonde le cerveau et le reptilien sort sa capacité de survie pour agir à notre place. Et là nous nous sentons vivants, là nous nous sentons libres, sauvages, de retour à des expériences saines pour notre intégrité. Le néocortex est une chouette invention de l’évolution qui a autant d’aspects positifs que négatifs et ses capacités de raisonnement sont aussi fines que dangereuses, même pour nous.


Valentine Birnbaum

La 04/12/2020


| Photo © Valentine Birnbaum, 2020, Roh, Maré - Nouvelle - Calédonie

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